À cette question intrigante
qui semble nous ouvrir les pistes d'un roman policier, Jean-Paul Demoule a bien
voulu répondre en remettant en cause nos quasi-certitudes et en ouvrant de
nouveau très largement le champ des réponses possibles.
En effet, J.P. Demoule
propose d'autres théories que celle d'un peuple unique originel, diffusant
jusqu'à l'ouest de l'Europe sa civilisation et sa langue.
Schleicher le premier avait
proposé un arbre généalogique des langues, s'appuyant sur des racines de mots
et un matériel archéologique communs. On accrédita tout d'abord la théorie
d'une civilisation venue de l'Inde et de la Bactriane. Puis celle d'un peuple
guerrier venu des steppes asiatiques. Enfin, celle d'un peuple scandinave et
dominateur – ce qui servit largement les inspirateurs du nazisme, qui firent
d'une recherche linguistique balbutiante un enjeu politique et idéologique.
La théorie steppique
l'emporta longtemps. Des populations nomades, pacifiques, agricoles et
matriarcales auraient été mises à mal au néolithique par des barbares
patriarcaux exaltant la guerre de l'Inde à l'Atlantique. Or l'archéologie
réfute cette théorie, en l'absence de preuves matérielles de son existence,
suggérant au contraire que la civilisation de l'Indus se serait effondrée
d'elle-même.
Celle d'un peuple du
Moyen-Orient, constitué d'éleveurs et d'agriculteurs et migrant du Xe au VIe siècle en Europe et en Inde, diffusant sa langue au fur et à mesure, n'est pas
plus satisfaisante : comment expliquer en effet l'existence des autres langues
européennes qui n'appartiennent pas à cette famille ?
Pour démontrer l'existence
des Indo-Européens, il faudrait prouver qu'il y a bien eu diffusion d'une
langue commune par un peuple originel commun, et qu'il s'agit d'un phénomène
indo-européen. Or le matériel archéologique nécessaire à cette démonstration
n'existe pas. Par ailleurs, de nombreux exemples prouvent qu'il n'y a pas
toujours coïncidence entre une domination géographique ou étatique, et une
présence linguistique.
Dès lors qu'on ne peut
s'appuyer sur la langue, peut-on avoir recours à la mythologie ?
L'organisation des
mythologies romaine, indienne et grecque proposée par G. Dumézil en structure
trifonctionnelle (souveraineté / guerre/ travail) ne permet pas non plus la
coïncidence entre les populations locutrices de l'indo-européen et cette
structure, qu'on trouve par contre au Japon ! Il ne faut pas non plus oublier
qu'il a existé une masse des mythologies inconnues, effacées ou oubliées à
cause des diverses conquêtes.
Actuellement, on tente de
retrouver une mythologie mondiale qui serait celle de l'homo sapiens et qui se
serait diffusée progressivement au cours des millénaires. Cependant, à l'époque
où les langues indo-européennes se différencient, on voit néanmoins circuler en
Europe des objets de prestige qui peuvent étayer la théorie selon laquelle les
myhtologies aussi ont circulé, de façon centripète – et pas
exclusivement centrifuge comme dans les trois théories classiques.
Puisque l'archéologie, la
mythologie et même la génétique n'apportent pas de réponse définitive, il faut
se rendre à cette évidence que les langues qui se ressemblent sont celles qui
sont géographiquement proches, mais qu'elles ont très peu de racines communes.
Le XIXe s. s'est ingénié à reconstruire ces racines pour servir des thèses
idéologiques européennes propres à justifier l'état-nation et la colonisation.
Aujourd'hui les chercheurs
ont abandonné le modèle arborescent centrifuge. J.P. Demoule propose à la place
de s'orienter vers des modèles plus complexes, horizontaux et
pluridisciplinaires, ceux de vagues concentriques qui s'entrecroisent en
réseaux multiples, formant des sortes de toiles d'araignées, avec plusieurs
points répartis dans l'espace et le temps, et des flèches qui vont des uns vers
les autres dans un mouvement centripète.
L'entretien qui suivit
l'exposé, entre G. Bergounioux et J.P. Demoule, permit de rappeler que
l'intérêt pour les Indo-Européens était né du travail des linguistes, et qu'en
l'absence de l'arbre généalogique vertical bien connu, il fallait s'orienter
vers d'autres hypothèses étayées par la linguistique comparée. Si la théorie
d'un peuple et d'une langue originels pose sans doute mal le problème de
l'origine des langues, on pourrait retrouver les Indo-Européens d'une autre
façon, dans l'étude de pacifiques échanges commerciaux et religieux, les
métissages de proximité, les relations de voisinage géographique, les
migrations, dans un espace-temps considérable, bien loin des théories
classiques des invasions guerrières et dominatrices.
Voilà de nouvelles et
passionnantes perspectives.
Yveline Couf
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