jeudi 15 décembre 2016

Géraldi LEROY


Géraldi Leroy nous a quittés ce 13 décembre à l'âge de 76 ans. Membre de notre Association depuis de nombreuses années, il y avait noué de solides amitiés. Habitué des sorties littéraires, il avait aussi participé à plusieurs voyages sur les grands sites antiques. Surtout, il avait prononcé pour Budé trois conférences remarquées en relation avec ses travaux universitaires : Les écrivains sous l'Occupation en 1995, La Rome et la Grèce antiques vus par Simone Weil en 2010 et Le patriotisme de Péguy en 2014.



Solognot né à Selles-Saint-Denis (41), il avait intégré l'École Normale Supérieure de Saint-Cloud. Après l'agrégation de Lettres classiques, il avait commencé comme coopérant une carrière d'enseignant à Tunis avant de venir à l'Université d'Orléans comme professeur de littérature et de mener à bien sa thèse de doctorat d'Etat (1980) sur Les idées politiques et sociales de Charles Péguy. Il était devenu LE spécialiste unanimement reconnu du penseur et poète orléanais auquel il a consacré de très nombreux articles et plusieurs livres : Péguy entre l'ordre et la révolution, Péguy en son temps. Le dernier, Charles Péguy, l'inclassable en 2014, est l'aboutissement de toute une vie consacrée à cette recherche. Passionné de littérature portant sur les idées politiques et de sociologie des écrivains à l'époque contemporaine, il avait un grand souci de la précision historique pour expliquer les positions et les comportements des auteurs et les milieux dans lesquels ils évoluaient. A cet égard, on peut citer Les écrivains et l'histoire 1919-1956, Les écrivains et le Front populaire, La vie littéraire à la Belle Epoque, Batailles d'écrivains. Littérature et politique. 1870-1914, ces deux ouvrages en collaboration avec Julie Sabiani. Il avait aussi établi et fait paraître les œuvres de Simone Weil et certains textes de Jaurès. D'autre part, sa renommée l'avait fait participer à de nombreux colloques (notamment au colloque du Sénat de janvier 2014 intitulé Être péguyste dans la cité aux côtés d'Alain Finkielkraut, Jacques Julliard et Jean-Pierre Sueur. En 2014, il avait été sollicité dans la France entière et notamment à Orléans pour parler de Péguy dont c'était le centenaire de la mort sur le champ de bataille.

Humaniste et cordial, Géraldi Leroy impressionnait par sa capacité de travail, sa culture littéraire et historique, la finesse de ses analyses et la précision de sa parole et de sa plume. L'Association Guillaume Budé où il laisse beaucoup de regrets s'honore de l'avoir compté dans ses rangs et exprime à Françoise toute son affectueuse sympathie en ces douloureuses circonstances.



Vous pouvez écouter (et télécharger) la conférence que Géraldi LEROY 




mardi 22 novembre 2016

L'invention du ciel

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L'INVENTION DU CIEL.

C'est sous ce titre qu'Arnaud ZUCKER, professeur de littérature grecque à l'université de Nice et Pascal CHARVET, agrégé de Lettres classiques et ancien inspecteur général, avaient proposé leur conférence du 15 novembre 2016 à Guillaume Budé. Cela faisait référence à leur « Encyclopédie du ciel » parue chez Robert Laffont dans la collection « Bouquins » en mai 2016. En fait, à sa grande surprise, l'auditoire, alors qu'il attendait un duo entendit deux conférences successives dont la seconde sur Alexandre le Grand n'avait rien à voir avec la première qui, elle, répondait au sujet.




En effet, le propos de M. ZUCKER était de présenter l'encyclopédie dont il avait dirigé la publication et, en partant d'ERATOSTHENE (IIIe siècle avant J-C.), de dévoiler ce que le Ciel pouvait représenter pour les Grecs et leurs successeurs sur les quatorze siècles allant d'Hésiode à Isidore de Séville (mort en 636). De nos jours, le ciel s'est banalisé et s'est concrétisé dans la météo, la circulation aérienne, les nouveaux horizons de l'espace et du cosmos. Autrefois, l'imaginaire et la poésie y plaquaient des projections mentales comme la fameuse Grande Ourse. Entre astronomie et astrologie, la séparation n'était pas nette et un savant comme Ptolémée pose une double interrogation, scientifique certes mais aussi interprétative avec de nombreuses explications. À l'époque, les phénomènes célestes ressortent donc de trois domaines : l'astrophysique (calculs de l'écliptique, tables des éclipses, météores),  la mythologie (dans les étoiles sont inscrits de nombreux récits) et l'astrologie ( prévision des saisons et des destinées humaines).




L'Encyclopédie du Ciel est un livre à base de textes souvent peu connus et dans lesquels la poésie n'est pas contradictoire avec la science. Ils décrivent un savoir en train de se mettre en place et se perpétuant jusqu'au Moyen-Age. Ainsi les « Phénomènès » d'Aratos (IIIe siècle avant J.-C.) sont le plus grand ouvrage d'astronomie avant Ptolémée et elles ont suscité une quantité de commentaires. De même pour Méton (Ve siècle avant J-Ch.) qui établit une prédiction pour chaque jour de l'année. Le premier catalogue de constellations se trouve chez Hipparque (-190 à -120 avant J-C.) mais PTOLÉMÉE (90-168) en recense 48 dont il donne pour chacune l'histoire. Pour la Lyre, il cite les 9 mythes qui lui sont rattachés. Les manuscrits médiévaux sont nombreux mais sans grand souci de précision, ainsi pour la Grande et la Petite Ourse même si l'image aide à la représentation. GRÉGOIRE DE TOURS (538-594), lui, veut christianiser le ciel en changeant le nom de la vingtaine de constellations qu'il utilise pour rythmer les prières du mois. Mais sans succès. Dans les œuvres similaires de Julius Africanus et de Fulgence, d'Hygin et de Nonnos de Panopolis, on retrouve toujours cette ambivalence parfois déconcertante entre astronomie et astrologie. 

En conclusion, le conférencier pose la question : à quoi sert cette Encyclopédie ? Il emprunte la réponse à Aristote :« l'intérêt de la culture, c'est que cela ne sert à rien mais que c'est précisément pour cela que c'est essentiel ».


Pascal CHARVET nous plonge dans une autre ambiance en évoquant la construction d'un héros mythique, ALEXANDRE LE GRAND, à la fois conquérant et philosophe soldat, disciple d'Aristote, à la fois admiré et critiqué (« le despote assoiffé de sang »). Le monde n'est plus le même après Alexandre et en 13 ans les changements ont été profonds avec la création du monde hellénistique autour d'Alexandrie. Le mythe d'un souverain de nature quasi divine s'est étendu au loin puisqu'on le retrouve en Roumanie, en Iran et jusqu'en Malaisie par exemple à travers les traces des sabots de son cheval dans la montagne. Il alimente le besoin de rêve des communautés humaines et l'expédition de Bonaparte en Egypte avec sa cohorte de savants se fonde aussi sur une répétition de l'aventure d'Alexandre en ce pays.




C'est Alexandre lui-même qui conçoit sa propre ascension vers la divinité en référence avec les héros de la guerre de Troie. Il incarne en deuxième génération l'héritage sacré de l'Iliade et d'Achille. Et le conférencier pense que l'épisode de l'oasis de Siwa présenté comme une recherche de divinité est une erreur d'interprétation car, possédant la puissance, il est déjà en ces lieux considéré comme le pharaon. Le vol de sa dépouille par les Lagides et l'inhumation à Alexandrie consacrent la succession égyptienne du conquérant.

L'expédition vers l'INDE, « le bord du monde », fait partie de la construction du mythe en nourrissant son imaginaire aux dimensions du monde. Mais Alexandre doit renoncer à pousser au-delà du Gange à cause des résistances locales et surtout de la mutinerie de ses troupes. Il se retire alors trois jours sous sa tente comme Achille après la mort de Patrocle et laisse comme souvenir de son passage une mangeoire, un mors et des armes gigantesques, comme si c'était l'œuvre des dieux, associés à l'inscription « Ici s'est arrêté Alexandre ».

Il a donc organisé son immortalité dans un espace où la culture grecque a reçu un statut supérieur mais sans détruire les autres cultures. Ainsi, l'Egypte a connu une double culture sous les Lagides et en Phénicie, partagée entre la Grande Syrie des Séleucides et l'Egypte, le cosmopolitisme a triomphé (création de nombreuses villes, choix de noms grecs par les personnes, participation aux concours grecs, nombreux philosophes et poètes comme Méléagre écrivant en grec). M. Charvet souligne fortement que cela n'a rien à voir avec la colonisation comme l'ont conçue et exercée les Anglais et les Français ces derniers siècles mais qu'il s'agit ici du goût des populations pour cette culture grecque aux valeurs élevées et aux ressources culturelles variées. Il évoque l'affirmation d'un humanisme méditerranéen et il en découle pour lui la nécessité pressante d'enseigner cette période de l'histoire. Cela fait partie de notre héritage, il faut en prendre conscience mais que constate t-on ? L'amputation actuelle de l'enseignement du grec et du latin ! Il déplore avec passion cette incompréhension au moment où les dieux jaloux et les croisades menacent ce que cette période nous a légué et pour terminer, il en appelle à Camus qui se sentait porteur de toute cette culture méditerranéenne.

L'heure tardive n'a pas permis de donner la parole au public qui pouvait regretter l'absence d'une documentation visuelle auxquels les sujets se prêtaient.


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mercredi 9 novembre 2016

L’Architecture dans la France de Vichy (1940-1944)

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Historien de l’architecture, auteur de multiples travaux sur l'architecture et l’urbanisme du XXe siècle, Jean-Louis Cohen est actuellement professeur à l’Institute of Fine Arts de New York University. Il est également professeur invité au Collège de France depuis 2014. On lui doit de nombreuses expositions sur l’architecture et l’urbanisme, en France comme à l’étranger, notamment "Le Corbusier : An Atlas of Modern Landscapes et L’architecture en uniforme, projeter et construire pour la seconde guerre mondiale pour ne citer que les dernières. Cet enfant de déporté, enquête inlassablement et scientifiquement depuis de nombreuses années sur le destin de l’architecture comme pratique et sur celui des architectes dans cette période trouble de juillet 40 à août 44. 

Notre conférencier nous a donc emmenés dans la France occupée à l’appui d’images commentées et d’une citation évocatrice : (...) Ridicule et menaçant tout à la fois, le pouvoir pétainiste revient à petits coups de phrases comme un cauchemar sinistre et glacé. 
Roland Barthes, in préface de 
Les Pousse-au-Jouir du maréchal Pétain 
de Gérard Miller, 1975.

Tout d’abord, Jean-Louis Cohen a fait remarquer que malgré l’abondante documentation,  notamment les travaux de Robert Paxton sur la réalité du régime de Vichy, la vision que l’on peut avoir sur l’architecture et les architectes reste fragmentaire et assez floue. 
Quelques figures d’architectes sont évoquées cependant : du criminel de guerre que fut Albert Speer à Helena Syrkus travaillant à la reconstruction dans les sous-sol de Varsovie occupée pendant que son mari, prisonnier d’Auschwitz travaille, pour survivre, à la conception du camp. Anatole Kopp, Danièle Voldman, ont travaillé sur la reconstruction des villes, pendant que Le Corbusier était qualifié à la fois de naïf et d’opportuniste, après avoir séjourné, pour un temps avec complaisance dans la ville d’eau. André Lurçat, Gaston Bardet travaillèrent dès 1940 sans sympathie pour le régime à plusieurs plans d’aménagement.
Citoyens, les architectes ont été, comme tels, mobilisés, faits prisonniers, tués ou blessés.

Mardi 7 juin 2016, première conférence de notre association
au FRAC Centre-Val de Loire
Dans le contexte noir de l’été 41, ils sont aussi touchés par l’article du 2e statut des juifs qui stipule que le nombre d’architectes juifs ne doit pas dépasser 2% de l’ensemble de la profession bien que l’application semble avoir été moins violente que pour d’autres professions libérales. Ils sont également victimes des lois raciales. Certains d’entre eux participent à la spoliation des biens en tant qu’experts et perçoivent à ce titre des honoraires.
Leurs profils oscillent entre d’authentiques fascistes ou nazis, tels que Jean Boissel, des parlementaires pro-Pétain, comme Raoul Brandon, des résistants comme Jacques Woog, Fernand Fenzy, Pierre Vago ou Roger Ginsburger, et des victimes des persécutions comme Emmanuel Pontremoli (architecte de la villa Kerylos à Beaulieu-sur-mer) et André Jacob, mort à Auschwitz.
Dans un contexte économique déprimé, il est évident que les conditions de travail sont difficiles pour la profession mais il est vrai aussi que certains architectes exercent leur métier et que ce sont dans leurs expériences que se forgea le triomphe de la modernité après 1945.
Ces professionnels savent dessiner, construire, organiser et s’organiser et faire preuve d’imagination. Par exemple, lorsque 480 architectes et étudiants en architecture sont prisonniers en 1940 Henry Bernard (l’architecte qui construira plus tard la Maison de la Radio) obtient qu’ils soient tous regroupés en Prusse orientale créant ainsi dans le camp de Stablack un atelier d’architecture, une sorte d’école des Beaux Arts en exil.

Le savoir faire des architectes va s’exercer essentiellement à l’étranger mais parfois en France et ceci dans de nombreux domaines qui ouvriront la voie au progrès et à l’innovation moderne. Le premier aspect touche le domaine industriel qui va prendre essor en quelques années à partir de 1939. Citons par exemple le Tank Arsenal de Chrysler à Detroit aux États-Unis (construit par Albert Kahn), ou l’extension des usines Peugeot de Sochaux, en France, devenues des filiales de Volkswagen et qui font écho au modèle de l’usine-mère de Wolfsburg en Basse Saxe,

Le deuxième aspect touche la construction de logements ouvriers au contact des usines - essentiellement aux USA et en Allemagne, car en France le ciment et l’acier sont réservés aux chantiers allemands, qui permettra une incontestable modernisation de l’habitation. Des architectes comme Joachim Richard, adepte du béton armé, sont engagés dans la guerre aérienne et construisent des abris pour protéger les civils des bombardements. Des Allemands opérant en France comme Bernard Pfau élaborent des structures légères inventives pour assurer le camouflage des canaux où circulent les fusées nazies, afin de leurrer les aviateurs alliés.

Autre composante fondamentale de l’économie de guerre, le recyclage est préconisé dans tous les pays : il faut utiliser tout ce qui peut brûler ! Jean Prouvé travaillera à Nancy à la construction d’un fourneau permettant de brûler les combustibles les plus médiocres. Et pour compenser l’acier réservé à la construction navale et à l’artillerie, l’invention de la colle phénolique sera à l’origine de l’utilisation du bois lamellé-collé. 
Cette période verra aussi apparaître des méga-projets tels que le Pentagone à Washington, ou l’usine de séparation isotopique d’Oak Ridge dans le Tennessee.


La normalisation des dimensions, à laquelle s’attelle l’AFNOR, que Boris Vian a évoquée de façon comique dans son roman Vercoquin et le Plancton, et la préfabrication sont largement développées. Elles permettront des fabrications en série de baignoires, de lavabos, de portes ou de fenêtres. Elle se couple avec les recherches sur la préfabrication, qui conduiront, du côté allié à l’invention de ports artificiels utilisant des composants industrialisés, qui assureront la réussite du débarquement en Normandie.

Ainsi une des conséquences des préoccupations de la France de Vichy sera le développement de la modernité dans le champ de la construction. Jean-Louis Cohen insiste sur sa thèse selon laquelle la guerre a provoqué et accéléré les changements dans la sphère du logement. Après avoir resitué le régime de Vichy dans son contexte géographique et historique le conférencier utilise, pour le qualifier, les mots « autoritarisme » (pas d’opposition aux projets mais manque de moyens), « charismatique » (qui repose sur la figure du chef) et « technocratisme » (règne des ingénieurs sans contrôle) ? 
Il précise que la politique de reconstruction, dès 1940, est différente de celle qui a été mise en œuvre après la Première Guerre mondiale. Le Secrétariat d’État aux Beaux-Arts confié à Louis Hautecoeur devient un appareil d’État efficace, tandis que la loi de 1943 consacre un pouvoir direct de l’État central sur la politique de reconstruction et l’urbanisme, qui ne sera pas mis en cause à la Libération. 
La présence allemande dans l’architecture est très forte puisque les occupants contrôlent la production du bâtiment au travers de l’interdiction des chantiers civils et la presse par le contrôle du papier et l’utilisation de la censure. La politique allemande conduit à l’expulsion des paysans en Lorraine pour construire des bâtiments agricoles modernes destinés à des paysans importés de Roumanie. La destruction du quartier du vieux port à Marseille en 1943 correspond à un autre aspect de la politique raciale du Reich, frappant ce que les nazis considèrent comme un foyer de «  contamination » de l’Europe. 

La position ruraliste et conservatrice de Vichy ne se retrouve pas dans tous les aspects de la politique de l’architecture. Les projets pour les villes des vallées de la Loire et de la Seine ont des dimensions innovantes, comme ceux de Gaston Bardet à Louviers. Plusieurs études et projets apparaissent aussi, comme celui du boulevard circulaire autour de Paris qui donnera naissance au boulevard périphérique. Le seul projet partiellement engagé sera au demeurant la création de centres sportifs dans la zone de la ceinture de Paris déclarée insalubre.

Pour conclure ce très intéressant exposé, Jean-Louis Cohen rappelle que c’est dans cette période de grande complexité que se forme l’appareil de la reconstruction française, appareil qui sera celui des « Trente glorieuses », et que s’engage, en dépit des idées reçues, la modernisation du goût architectural du public.


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vendredi 4 novembre 2016

La démocratie : nécessités et limites

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Ce 27 octobre 2016, notre Association reçoit Michel WIEVIORKA, le sociologue bien connu, habitué de la radio et de la télévision. Il a choisi de nous entretenir d'un sujet qui concerne notre société actuelle en mettant le doigt sur les doutes et les difficultés de la démocratie.

Il prend comme point de départ les dissidents qui résistaient dans les années 60-70 au totalitarisme soviétique et le mouvement de Solidarnosc en Pologne (1980-81). La démocratie alors, c'était le Bien contre le Mal, elle allait de soi contre la dictature, la célèbre formule de Churchill faisait consensus. En 1989, à la chute du Mur, Fukuyama pouvait croire à la « fin de l'Histoire » par universalisation de la démocratie. On ne voulait plus de la violence ni de la révolution.

Or, il est apparu depuis que la démocratie montrait des carences face à  certains problèmes que le conférencier passe en revue. 

D'abord, au plan économique, la question du chômage. Le modèle des Trente Glorieuses avec le plein emploi est battu en brèche avec un cortège de violences et des problèmes de banlieue. Même dans l'ex-URSS où l'emploi mal rémunéré était cependant assuré, cela déclenche de la nostalgie envers l'ancien régime. 

La question des particularismes et des minorités entraîne des revendications territoriales ou même celle d'indépendance (Écosse). En cas de référendum, qui faire voter ? Uniquement les Écossais ou tous les Anglais ? Pareil pour la Corse ou la Catalogne. Le cas était identique pour la consultation sur l'aéroport de N-D. Des Landes, ce qui induit la contestation selon les résultats. Au Canada, dans les années 60, le bilinguisme avait été demandé par les Québécois (« Vive le Québec libre ! ») mais la Commission royale avait réagi en défendant le multiculturalisme au nom des intérêts des Indiens, des Inuits, des émigrés allemands ou ukrainiens, des nouveaux migrants. Chez nous, on n'arrive pas à en parler (mouvement breton, arménien, juif, affaire du foulard, statistiques ethniques). Le problème n'est pas simple, car la reconnaissance peut faire peser une menace sur l'unité nationale : il y a un enjeu culturel et religieux. Mr Wieviorka opte pour un multiculturalisme modéré.

Nos démocraties sont aussi victimes d'un épuisement du modèle classique « droite-gauche ». Ainsi en Autriche, aux dernières élections présidentielles, se sont affrontés un écologiste et un représentant de l'extrême-droite. L'effondrement du modèle communiste et le déclin de la social-démocratie et de l'État-Providence (sauf en Allemagne où les syndicats sont forts) favorisent la montée du populisme même à l'extrême-gauche. Mais on assiste aussi au rejet pur et simple de la politique et à la poussée de l'abstention (« Il n'y a pas d'homme politique qui me convienne »). Rendre le vote obligatoire, est-ce la solution ? 

Alors, y a-t-il un espoir pour résoudre ces difficultés ?   

M. Wieviorka évoque le cas espagnol du Mouvement des Indignés, spontané et utilisant les réseaux sociaux, qui donne naissance en 2014 à un nouveau parti politique, Podemos, obtenant de nombreux sièges aux  élections. C'est une force nouvelle à gauche, sociale et citoyenne. À droite, Ciudadanos lui fait pendant, venu aussi d'une plate-forme citoyenne. Assiste-t-on à un renouvellement de la démocratie et va-t-on vers la disparition des vieux partis ?

D'autres formes sont possibles comme la démocratie délibérative où ce sont les citoyens qui réfléchissent, aidés des experts et des politiques, par exemple sur la question des OGM. La démocratie participative a été expérimentée à Porto Alegre en 2001, une partie du budget municipal étant affecté aux projets des citoyens. Ségolène Royal en avait fait un de ses thèmes de campagne en 2007. La démocratie directe par referendum doit être considérée avec prudence, car les résultats peuvent en être pervers. Ainsi le Brexit dont le succès a été fondé sur des arguments mensongers. La votation suisse peut faire fausse route quand elle prend des verdicts contraires aux statuts du Conseil de l'Europe auquel le pays appartient. En Colombie, un référendum a rejeté l'accord de paix avec les FARC à cause de l'exigence de justice de la population envers les responsables de la guérilla.

Le conférencier en vient aux menaces qui planent sur la démocratie comme l'arrivée au pouvoir d'une force xénophobe ou comme le terrorisme. La tendance du pouvoir exécutif serait alors de s'emparer du pouvoir législatif et du pouvoir judiciaire. L'État de Droit pourrait être contesté au nom de l'efficacité. 

La démocratie est donc peu faite pour régler certains problèmes mais y a-t-il meilleur régime ? En conclusion, Mr Wieviorka met en lumière le décalage dans l'espace entre la démocratie propre à l'État-Nation et l'économie mondialisée. Ce qui oblige à la constitution d'espaces régionaux plus larges, genre Europe. La cosmopolitisation du monde force à penser à l'échelle globale. Mais comment articuler ces niveaux ?

Questions :
  • Sur les primaires, pour lesquelles le conférencier a lancé un appel avec Cohn-Bendit, il répond qu'ils les concevaient comme des débats citoyens, ce qu'elles ne sont pas devenues. 
  • Devons-nous imposer la démocratie comme en avaient l'intention les Américains en Irak ? Certes une partie du monde est en chaos ou sous régime autoritaire, mais cette démarche procède d'un mode colonial dépassé et contesté. Seul le Japon s'est vu imposer avec succès la démocratie après la fin de la guerre. Il faut plutôt réfléchir à ce qui pourrait permettre dans ces pays la démocratie dans 20 ou 30 ans. 
  • La démocratie ne peut-elle pas être détournée par les hommes politiques ? Certes, mais elle a le mérite de remplacer la violence en institutionnalisant les conflits.

Les applaudissements remercient le conférencier de son engagement citoyen dans la veine de l'humanisme de Guillaume Budé. 

mercredi 12 octobre 2016

L'humaniste et le prince : Guillaume Budé et François 1er

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C'est le jour de rentrée de notre section orléanaise et le Président BERTRAND HAUCHECORNE, comme il est de tradition, fait retour sur l'année écoulée et présente le programme de la saison 2016-2017 en détaillant les 7 conférences (auxquelles il faut ajouter une 8e le 4 mai avec François Noudelmann), les 2 entretiens, les 2 sorties à Paris (Les Damnés de Visconti) et en Puisaye (Colette) et le voyage en Croatie de septembre 2017. Il évoque aussi le partenariat noué avec la mairie d'Orléans pour les « Voix d'Orléans », cette année consacrées aux « Frontières ».

La parole est alors donnée à Sylvie LE CLECH, Directrice régionale des Affaires culturelles de la Région Centre-Val de Loire pour une conférence sur :

« L'HUMANISTE ET LE PRINCE : 
GUILLAUME BUDE ET FRANÇOIS 1er »

Guillaume Budé (1467-1540) connu surtout pour sa fécondité intellectuelle et son travail d'érudition, devient grâce à elle un homme de chair et de sang, au sein d'une grande famille (le père Jean Budé, conseiller royal, les nombreux frères et sœurs, ses 14 enfants), bien insérée dans le milieu de la noblesse récente et capable par sa culture d'arriver à une belle position auprès du roi. L'origine est modeste, celle d'un négociant de Tonnerre, chargé d'approvisionner la capitale en vin de Bourgogne. Le château fortifié d'Yerres (91), sa demeure, traduit une certaine aisance, mais non la fortune. En homme de son temps, à la charnière du Moyen Âge et du « Beau XVIe siècle », les solidarités familiales comptent beaucoup pour la recherche des places et des mariages avantageux et Budé s'occupe particulièrement des enfants de son frère aîné qu'il admire.

Sylvie Le Clech introduit aussi le personnage dans l'entourage royal, en laïc qui œuvre en dehors de l'Université de l'époque (il n'aurait rien appris à l'Université d'Orléans !). Il entretient une correspondance abondante avec une trentaine de personnes dont les humanistes Érasme, conseiller de Charles Quint, Thomas More, chancelier d'Henri VIII et l'Orléanais Étienne Dolet. Par ses fonctions auprès du roi, il côtoie le pouvoir au sein d'une Cour fastueuse mais peu cultivée et où les luttes d'influence sont féroces entre clientèles. Aussi milite-t-il pour la transmission du savoir et l'amélioration du niveau culturel. Il lui faut aussi suivre le roi en ses déplacements, ce qui l'épuise et l'empêche de travailler. 

À partir des frontispices de cinq ouvrages, nous sommes entraînés dans l'œuvre écrite de Budé. 

« L'Epitome de Asse » (1522), premier livre édité en français et « en poche », traite des monnaies antiques et montre que le travail de présentation est très soigné (mise en page, choix des caractères, vignettes) car Budé comme les humanistes est persuadé que si la forme est bonne le fond est bon. En supprimant les gloses qui encombrent alors les textes, il veut parvenir à l'authenticité première.  

Avec le « De Philologia » de 1533, nous touchons à la base du savoir humaniste, l'origine des mots, nécessaire à une expression correcte et à une pensée authentique. Budé a peu produit en français, il préfère écrire en latin ou en grec.  

« De studio litterarum » de 1533 est un manuel pour pédagogues afin de leur apprendre le bon langage, le bon latin, « les belles lettres ».

Le livre « De l'institution du prince » est destiné à conseiller le roi dans la tradition des éducations royales. Autrefois, c'était le rôle des confesseurs. Toute sa vie, le roi doit apprendre, notamment de ses conseillers les plus âgés. Sous forme de dialogue, l'ouvrage eut un grand succès. Budé en faisait la lecture à François 1er et bataillait pour la création du Collège des lecteurs royaux (auj. Collège de France) où seraient enseignés le latin, le grec et l'hébreu. Il est aussi chargé de la Bibliothèque royale et travaille avec la famille Estienne pour l'édition d'un dictionnaire de grec.

Dans les « Commentaires de la langue grecque » de 1529, Budé pense que c'est « la langue la plus juste »et combat pour la reconnaissance des œuvres dites païennes par les théologiens. Il veut les mettre sur un pied d'égalité avec les sources chrétiennes. Car pour lui, le christianisme s'est nourri de la pensée grecque. Le savoir est allé d'Athènes à Rome puis vers l'Europe et Paris, de l'Orient vers l'Occident. Il peut donc construire l'image d'un savoir national et montrer François 1er comme le souverain le plus puissant d'Europe au moins égal à l'empereur Charles Quint. Il met aussi en valeur les caractères nationaux de l'art français.

En conclusion, Sylvie Le Clech fait de Guillaume Budé le père des intellectuels modernes, reconnu par le pouvoir en place, au cœur d'un microcosme de collègues et de conseillers des autres souverains. Sa politique, la transmission du savoir, est au début d'un processus qui aboutit à la création des Académies au XVIIe siècle. Ce qui n'exclut pas une forme de souffrance dans les relations avec le pouvoir et démontre la nécessité d'institutions qui protègent l'intellectuel.

La conférencière est vivement applaudie pour la clarté et la richesse de son exposé. Elle répond à quelques questions.

  • Sur Budé et la Réforme. On ne sait rien de ses sentiments sur la religion, mais il a fait allusion aux « Politiques », ces hommes qui ont choisi le protestantisme puis sont revenus dans le giron de l'Église. D'autre part, dans son testament de 1536, il désire être enterré de nuit, ce qui peut être un signe, mais aussi une forme d'humilité et la volonté d'imiter le Christ. Certaines de ses filles deviennent religieuses, mais sa veuve très lettrée (elle correspond avec Calvin) et quatre de ses enfants iront s'établir à Genève après sa mort. Sans le dire par prudence, était-il lui-même protestant ?
  • Sur la correspondance avec Érasme, malgré leur mutuelle admiration, l'entente entre les deux conseillers n'a pas été parfaite. Il y eut même une brouille liée peut-être au succès éditorial d'Érasme et donc à une certaine jalousie de Budé. Il y avait aussi toute la différence de vision entre le moine et le père de famille nombreuse. 
  • Sur la politique artistique de François 1er, Mme Le Clech prenant l'exemple de Fontainebleau montre que la peinture a les faveurs du roi qui multiplie les commandes officielles parce que cela participe de sa grandeur. Mais les hommes de lettres sont beaucoup moins considérés même s'ils constituent l'ornement d'une petite cour et ils ne reçoivent pas de commandes. Au contraire, l'art peut redresser l'image d'un royaume un temps menacé.
  • Sur les raisons qui l'ont amenée à s'intéresser à Budé, elle évoque sa thèse d'histoire concernant les secrétaires royaux : elle a trouvé beaucoup d'informations sur lui, a eu accès à sa correspondance et à ses épîtres dédicatoires. De nombreux secrétaires le connaissaient et l'admiraient. À travers cet important personnage, les relations entre les intellectuels et le pouvoir avaient une résonance très moderne et on voyait comment une élite militait pour une vulgarisation du savoir.
Le public pouvait alors quitter la salle en ayant, grâce à Mme Le Clech, une vision plus précise de l'humaniste tutélaire de notre association.  
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dimanche 29 mai 2016

Sortie à Paris, 28 mai — Apollinaire & Roméo et Juliette

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Ah, pour une belle sortie, ce fut une belle sortie ! Belle unanimité des trente budistes, qui prirent, un samedi de mai, un car Dunois à deux étages panoramiques pour rejoindre la capitale. Au programme :  Apollinaire, le regard du poète, au musée de l’Orangerie et Roméo et Juliette, du grand Will, à la Comédie-Française.

Au milieu de touristes affairés, notre car déposa, place de la Concorde, les excursionnistes orléanais assoiffés de culture. Le programme alléchant, nous conduisit d'abord vers Guillaume Apollinaire, un regard critique sur le monde artistique de son temps (1902-18). Flânerie instructive jalonnée de pauses méditatives. L'œil et le flair d'un homme pourvu d'antennes branchées sur les ondes de son temps. Yveline COUF avait préparé les âmes sensibles à ces bouleversements esthétiques à travers un texte que vous pouvez lire en cliquant sur ce lien.


Ensuite le groupe se dispersa. Une belle promenade permit de traverser le jardin des Tuileries, ensoleillé, que touristes et Parisiens avaient envahi, qui marchant, qui bronzant, qui mangeant, avant de rejoindre la place Colette. Puis le groupe se dispersa. Une brève halte-déjeuner nous permit de reprendre des forces avant de prendre place au fond des fauteuils rouges de la maison de Molière. Nicole LAVAL-TURPIN nous avait proposé un texte présentant Shakespeare, un jour à Vérone en compagnie de Roméo et de Juliette, il est par ici. Inutile de préciser que les textes lus par les deux oratrices reçurent une pluie d'éloges fleuris. La pièce dura trois heures et s'acheva sous les vivats, en chorale enthousiaste de la part des lycéens venus nombreux. Mi-rossignols, mi-alouettes, ils en redemandaient : "une autre ! une autre…" Tous devenus amants d'une nuit d'amour et de mort à Vérone qu'ils ressuscitaient dans leur joyeux babil.

La mélancolie se dissipa, le car reprit, sous l'orage, la direction d'Orléans…
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Vous pouvez retrouver Guillaume Apollinaire : l'homme et le critique d'art furent abondamment célébrés sur France Culture. Les liens ci-dessus vous permettent de l'écouter sur votre ordinateur (n'oubliez pas de pousser le son), voici celles qui nous ont le plus intéressés : 

Dans l'émission La Compagnie des auteurs, quatre émissions du mois d'avril dernier, ont traité de G. Apollinaire :
Marie-Hélène et Claude Viviani
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dimanche 22 mai 2016

Regard sur la Grande Guerre : Femmes de Lettres sur le front intérieur


Ce mardi soir du 19 avril 2016, Nicole Laval-Turpin, vice-présidente de notre association, nous a entretenus d’un sujet important rarement abordé : le rôle qu’ont joué les Femmes de Lettres sur le front intérieur, pendant la Grande Guerre. Elle choisit de traiter cette étude selon différents axes clairement désignés. Cette heure d’écoute sera rythmée de lectures choisies que notre conférencière mêlera adroitement à son exposé, plongeant son auditoire dans des instants précieux d’émotion partagée.

D’abord, elle évoque les hommes partis au front sur l’injonction de mobilisation générale, en présentant les témoignages écrits de « célèbres poilus ». Saisis, nous revivons  l’horreur de ces quatre années d’oblation à la mère patrie et de souffrances insoutenables. On peut décliner les noms de ces auteurs ancrés dans nos mémoires : Henri Barbusse, Roland Dorgelès, Maurice Genevoix, Blaise Cendrars, Apollinaire, ceux  qui survécurent à l’enfer des tranchées. Quant à Charles Péguy, Louis Pergaud, Alain- Fournier, ils furent fauchés, dès septembre 1914, en compagnie de milliers de soldats sacrifiés. L’hécatombe de ce début de guerre provoqua l’effroi général et le questionnement. Comment survivre, comment garder espoir, comment écrire encore ? 



C’est au sort des femmes que s’attache alors notre conférencière. Toutes ces esseulées qui tentèrent de rester debout en inventant des formes de survie. Ce fut leur forme d’engagement. Tandis que les unes soutenaient l’économie en assurant l’effort de guerre, d’autres prirent la plume dans le même dessein. Parmi les premières, citons les poétesses. Cette génération, contemporaine de la défaite de 1870, fut nourrie à l’idée de juste vengeance réclamée par Maurice Barrès qui sommait les poètes d’être de fidèles miroirs des évènements patriotiques. Plus pragmatiques qu’on ne le croit, ces femmes de lettres vont d’abord courir à l’urgence, oublier leurs atours de bourgeoises protégées. et de muses lointaines. Les voilà dans la rue, à l’hôpital, au front, partout où l’on souffre et meurt, soudain devenues femmes de proximité. La Comtesse Anna de Noailles s’occupe de soupes populaires. Marie-Noël s’enrôle à l’hôpital d’Auxerre tout comme Lucie Delarue-Mardrus à Honfleur. Colette veille comme garde de nuit au lycée Janson de Sailly, nouvel asile ouvert aux blessés de la guerre, les « gueules cassées ».


Les Annales critiques et littéraires font paraître les écrits de femmes empreints de sensibilité, sous le titre « Bouquet de souvenirs offert aux soldats de France ». En témoigne un poème d’Hélène Picard qui évoque un soldat soucieux d’écrire à sa marraine de guerre « sœur grave du soldat ». Ainsi nomma-t-on ces femmes que la compassion poussait à correspondre avec des hommes sans soutien affectif, voués au sort le plus terrible. Leur action bénéfique laisse une empreinte sensible dans notre mémoire collective. Quant aux beaux discours hypocrites, aux hymnes cocardiers brandis pour masquer la réalité du conflit meurtrier, ils déclenchèrent des protestations indignées chez les femmes lucides.
Henriette Sauret par exemple dénonça avec force le nationalisme fanatique de certains écrivains que la guerre exaltait – Henry Bataille avait osé écrire à destination des mères « Tous vos enfants étaient aussi beaux que Jésus » ! Dès l’armistice, parurent des récits féminins réalistes dont les noms sont tombés dans l’oubli car les auteurs masculins misogynes y voyaient une vague concurrente. Ainsi Annie de Pène, chroniqueuse de guerre, dépeint crument ce qu’on veut alors occulter, l’horreur abominable des tranchées. Elle consacre à l’évolution sociale des articles documentés qui pointent les nouveaux métiers qu’endossent les femmes de l’arrière : des couturières deviennent obusières, d’autres charbonnières et même receveuses de tramway ; elle nous montre les Françaises à la tâche, habiles et courageuses. Son œuvre de qualité n’a pas survécu à sa mort, injustement. Seule son amitié avec Colette fait que nous la connaissons encore.

Séverine fut une autre grande figure du journalisme. Employée au Cri du peuple, journal du socialiste Jules Vallès, celle-ci dénonce «  L’union sacrée » et commente le livre d’Henri Barbusse - Le Feu - prix Goncourt 1916 : roman dénonciateur des horreurs par les soldats « chair à canon ». Même combat chez Hélène Brion, enseignante déchue, condamnée à trois ans de prison pour propagande défaitiste.


Quant à Rachilde, surnommée la patronne du Mercure de France, l’une des créatrices du Prix Femina, elle tenait salon pour le Tout Paris. Quand éclata la guerre, elle ferma ce lieu des mondanités éditoriales par solidarité. Sa voix se fit entendre pour dénoncer la politique de Guillaume II de Prusse et demander sa tête ! Intellectuelle patriote, elle prit part à certaines réunions pacifistes chez Natalie Barney où sa parole de « tricoteuse » faisait mouche à toute volée. Autre militante notoire, Juliette Adam, romancière à succès qui s’impliqua à fond en présidant le mouvement « Croisade des Femmes françaises ». Clémenceau sut l’honorer lors de la signature du traité de paix, à Versailles, en 1919.


Colette reste bien sûr la plus célèbre de ces femmes de lettres, témoins actifs de ces années terribles. Elle a 41 ans quand éclate le conflit. Femme libre, elle est devenue l’épouse passionnée du journaliste Henry de Jouvenel, envoyé sur le front au début des hostilités. Elle le rejoindra parfois, près de Verdun, côtoiera d’intrépides infirmières dont elle parlera, devenant ainsi reporter de guerre, jusqu’en Italie. Pour témoigner de ces temps de malheur, la prosatrice fournit des articles éloquents pour plusieurs journaux (Le Matin, La Vie parisienne). Pas d’analyses politiques de sa part mais l’art de voir juste au cœur de l’instant saisi avec vivacité. Colette patriote ne donne pas dans le ton mélodramatique. Parler de guerre c’est pour elle, jeter un défi où se joue la dignité humaine. Son article « Mamans », paru dans La Baïonnette en avril 1916, met en lumière des mères aussi militantes que brûlantes d’amour pour leurs fils- soldats. Écouter la lecture d’extraits de ses romans, de ses papiers, de sa correspondance, c’est comprendre Colette au plus vif de sa plume, l’œil et l’oreille en éveil. Elle croque des silhouettes de femmes inédites, convoyeuses, capitaines de gendarmerie, officières. Elle évoque les opportunistes, ces débrouillardes sans tabous, baptisées d’un vocable spontané « les Inquiétées ». Colette perçoit aussi le décalage qui creuse l’incompréhension entre les couples séparés. La Fin de Chéri, paru en 1926, met en scène un héros revenu de l’enfer que son épouse ne saura pas sauver du suicide. Quant aux « métrottes » nouvelles usagères du métropolitain, Colette les saisit avec réalisme et finesse. Ni suffragette, ni féministe, ses antennes de sensitive ont su capter l’air de ce temps de guerre. Pour ses lecteurs, ce qu’écrit alors la fille chérie de Sido, prend force de constat, de dénonciation en toute lucidité, sans discours politiques démonstratifs.


Nicole Laval-Turpin
Au cœur du pire, en 1916, Colette peint un monde animal qu’elle affectionne. Dans La Paix chez les bêtes, elle fait ce vœu : « j’ai rassemblé des bêtes dans ce livre, comme dans  un enclos où je veux qu’il n’y ait plus de guerre ». Qu’il n’y ait plus de guerre… telle fut l’inlassable prière des femmes, quatre années durant. La romancière salue ainsi  le quotidien combatif des femmes de l’arrière que le XXe siècle allait propulser en avant. 

vendredi 1 avril 2016

Danse et musique dans le théâtre au début de l'Empire romain - L'exemple des pantomimes dans Phèdre de Sénèque

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Danse et musique dans le théâtre
au début de l'Empire romain.
L'exemple des pantomimes  dans Phèdre de Sénèque.


C'est le sujet que Florence DUPONT, professeur émérite de latin à l'Université Paris Diderot, a choisi de traiter le 24 mars 2016 à l'invitation de la section locale de l'Association Guillaume Budé. Connue pour son approche nouvelle des textes  et des documents de l'Antiquité gréco-romaine et leur interprétation qui combat tous les poncifs, sur le théâtre notamment, elle a choisi de nous parler d'un genre nouveau, la pantomime, apparu sous l'égide d'Auguste, au début de l'Empire. Contrairement à l'idée reçue d'une décadence du théâtre à cette époque, après les pièces de Plaute et de Térence, ce spectacle centré sur la musique et la danse a connu un énorme succès puisqu'il a perduré pendant six siècles.

La pantomime se joue dans les théâtres habituels dans le cadre de Jeux sur des sujets toujours mythologiques et à partir de livrets correspondant un peu à nos livrets d'opéra. C'est un spectacle musical chanté par un ou deux choeurs polyphoniques installés dans l'orchestra avec les musiciens jouant d'instruments à cordes et à vent, accompagnés de percussions et même parfois d'un orgue. Sur scène, un seul acteur (l'histrion) danse en mimant l'histoire avec un masque à bouche fermée différent du masque tragique à la bouche largement ouverte. Car le danseur ne parle pas. Il s'exprime seulement par le jeu du corps et le comportement sur scène. Il peut représenter plusieurs personnages en changeant de masque (ex. l'adultère d'Aphrodite avec Arès rapporté par Lucien).

La pantomime est un genre inventé à l'initiative d'Auguste et peut-être de Mécène par l'affranchi Pylade venant d'Alexandrie vers 22-23 avant J-Ch. C'est un genre à la fois grec et romain. Les sujets des premières représentations étaient tirés des tragédies grecques mais Ovide et Virgile ont aussi été utilisés et Saint Augustin raconte qu'il a pleuré à la mort de Didon. Selon le modèle grec, des concours de pantomimes ont été organisés à Rome. Mais le mime et la danse sont romains de même que les séquences codifiées et le déroulement durant les Jeux. Cela faisait partie du programme politique d'Auguste : dans d'immenses théâtres, la pantomime est intégrée dans les Jeux célébrant le culte impérial, rituel culturel réunissant les gens de tous niveaux, de tous statuts dans une démarche consensuelle. En effet, elle est accessible à tous puisqu'il n'y a pas de paroles. Ce genre aura un succès fou, représentant un nouveau système de traduction des tragédies grecques où le corps remplace la voix. 



Nous savons que le jeu de l'histrion s'effectue par séquences comme la musique, allant d'une pose fixe à une autre pose fixe par un trajet chorégraphique. Sculpture ou peinture vivante, il peut se métamorphoser en un autre personnage et son manteau représenter différentes situations dont l'érotisme est parfois une composante. C'est la première fois qu'on introduit les arts plastiques sur scène.

Comme les sportifs ou les vedettes d'aujourd'hui, les acteurs sont des «superstars» et gagnent beaucoup d'argent. (Pylade lui-même a pu donner des Jeux et Sénèque a été l'un des hommes les plus riches de son temps). Protégés, ils se permettent bien des incartades et des groupes de supporters se battent parfois, obligeant l'armée à intervenir. Le pouvoir n'ose ni interdire les représentations craignant les manifestations ni baisser les gains par peur des grèves ! D'autant plus que ces histrions sont utiles au moment des élections.


Malheureusement, les livrets n'ont pas été conservés ni les musiques notées. On sait que Stace en a composé. Mais tout est jouable puisqu'un  acteur peut danser sur la philosophie de Pythagore ! Pour terminer, la conférencière prend l'exemple du prologue de «Phèdre» de Sénèque où Hippolyte donne ses ordres pour la chasse dans les campagnes mythiques de l'Attique. Elle montre alors qu'il faut retrouver le contexte anthropologique du théâtre romain pour approcher les réalités historiques.

La discussion permet à la conférencière de préciser que tous les acteurs sont des affranchis et qu'en tant qu'acteurs ils sont infâmes et ne peuvent entreprendre de carrière politique (leurs enfants, oui). L'affranchi continue à donner de l'argent à son «patron». Enfin, il n'y pratiquement pas de pantomime comique.

La salle où est présente une trentaine d'élèves des lycées orléanais (ce qu'a beaucoup apprécié Florence Dupont) applaudit une prestation savante teintée d'humour.


lundi 14 mars 2016

Quelques femmes dans la vie de Giuseppe Verdi

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Le 4 février dernier, dans l'auditorium du musée des Beaux-Arts d'Orléans, notre amie Yveline Couf nous a présenté le sujet suivant :


Quelques femmes dans la vie de Giuseppe Verdi


Notre conférencière a choisi de mettre en lumière les femmes qui ont compté dans la vie de Giuseppe Verdi. Approche affective et sensible, très révélatrice de ce que fut et vécut le musicien italien né à Bussetto, dans l’auberge familiale de Roncole, en 1813, alors sous occupation française.


D’abord, elle évoqua sa mère Luigia Uttini de famille modeste mais instruite, dans une Italie de gens illettrés. Heureuse auprès de son époux Carlo Verdi, sa mère recevait les clients et offrit à Giuseppe une enfance choyée et ouverte, sensible à son goût pour la musique mais orientée vers la respectabilité. Ce qui pèsera sur Giuseppe au cours de sa vie vécue hors des sentiers battus.

C’est à Bussetto où Verdi commença ses études classiques et musicales qu’il devint l’ami d’un riche négociant Antonio Barezzi, amateur de musique, mécène du talentueux Giuseppe, avant d’être son beau-père. Car Verdi épousa, sa fille, Margharita Barezzi, devenue l’élève du professeur lui-même très épris. Leur vie commençait sous d’heureux auspices. Consciente de la valeur de son époux, sa compagne l’épaula dans son travail de maître de musique à Bussetto. Leurs maigres subsides la poussèrent à donner des leçons de musique. Elle le soutint dans sa détermination de faire carrière à Milan. En 1837 et 1838, la naissance de deux enfants vint combler les époux.
Bonheur de courte durée puisque Virginia et Icilio moururent l’un après l’autre dès leur plus tendre enfance. Margharita affronta courageusement cette perte terrible. À Milan, où vivait le couple, elle donnait des cours pour les faire vivre. Malgré sa douleur, elle ne cessa jamais de soutenir son époux ni de croire en lui. Quand elle mourut d’épuisement en 1840, Giuseppe, fou de douleur, se laissa dévaster par la perte de ceux qu’il avait tant aimés. Nombre de ses opéras porteront l’empreinte de cette tragédie familiale dont Rigoletto et Luisa Miller.

En mai 1841, après une période de dépression et de retrait, il commença la genèse de Nabucco. Désireux d’avoir l’avis des interprètes, il accepta de rencontrer Giuseppina Strepponi. Le rôle féminin plut à la cantatrice âgée de 26 ans. Grâce à son concours et à celui du rôle-titre joué par le ténor Ronconi, l’opéra rencontra un véritable triomphe qui rendit Verdi célèbre et fêté de mille façons. Pourtant la faiblesse vocale de la prima donna, heureusement compensée par son talent de comédienne, n’échappa à aucun amateur de bel canto. 
Soutien matériel de sa famille maternelle, célibataire et mère de deux ou trois enfants, la cantatrice s’épuisait à chanter pour faire vivre ceux qui dépendaient d’elle. Elle abandonna l’un de ses nouveau-nés dans le tour de l’Ospedale degli Innocenti puis le confia plus tard à un couple rémunéré. Elle ne revit jamais cet enfant pas plus que les autres. Ce destin malheureux et la perte de son talent vocal, la menèrent non seulement à la dépression mais pesèrent lourdement sur son destin. 
C’est en cet état désastreux que la chanteuse fait la rencontre de Verdi qui deviendra l’homme de sa vie après bien des tribulations. Femme dévoyée, hors du droit chemin - vue dans l’optique de l’époque - elle est aussi femme rédimée : comment ne pas penser au futur opéra de Verdi La Traviata tiré de l’œuvre de Alexandre Dumas fils, La Dame au camélia
La carrière de Verdi définitivement lancée, le maestro rencontrait les altesses et devint un compositeur à la mode. Pendant ce temps d’ascension pour Giuseppe, la carrière de La Strepponi agonisait. Elle aidait assidûment Verdi comme conseillère et secrétaire et courait le cachet sans succès. Enfin, elle prit la décision de s’établir à Paris et d’ouvrir une école de chant pour jeunes filles de la bonne société. 
La chanteuse bien accueillie par les Parisiens fut l’objet d’un article élogieux dans la gazette musicale. Très cultivée, intelligente et sociable, elle fréquenta le monde de la noblesse à qui elle fit connaître l’œuvre de Verdi. Elle devint bientôt une célébrité parisienne. Sa nouvelle situation financière lui permit de soutenir sa famille italienne dont son seul enfant reconnu, Camillino.

Parallèlement à Giuseppina et loin d’elle, Verdi voguait donc sur les ondes du succès. Aussi beau qu’élégant, Giuseppe fit de nombreuses conquêtes féminines dans le monde de l’aristocratie milanaise, sensible aux charmes des belles signora qui le choyaient. L’une d’elles joua un rôle important dans la vie du compositeur. Clara Maffei fit non seulement son apprentissage mondain, mais lui présenta les jeunes patriotes milanais dont elle était l’égérie, tous révoltés contre l’oppresseur autrichien. Leur abondante correspondance s’étend sur 40 années et révèle l’entente de Clara et Giuseppe, sur le plan politique et intellectuel. Elle sut lui faire accepter les artistes contestataires de la jeune génération qui accompagnait le Risorgimento. Parmi la bande des Scarpigliati ou Hirsutes, nouvelle vague du mouvement artistique italien, Verdi rencontra, grâce à Clara, le musicien Arrigo Boito qui fut son dernier librettiste.

Les relations épistolaires, quoiqu’espacées, n’avaient cessé entre Giuseppe et Giuseppina, exilée à Paris. Verdi la retrouva en 1847 avant de présenter à Londres l’un de ses opéras. Puis il revint près d’elle en qui il trouvait une compagne amoureuse, entièrement dévouée, doublée d’une zélée collaboratrice, car Giuseppina, francophone, put traduire son opéra I Lombardi et l’aider de mille manières. Ils vécurent ensemble à Passy, puis rentrèrent en Italie en 1849.
La situation florissante du compositeur lui avait permis d’acheter des terres et le somptueux palazzo Cavalli à Bussetto, non loin de la casa de son beau père Barezzi. Les parents Verdi vivaient aussi tout près dans la ferme de San Agata, restaurée grâce aux subsides de leur fils. Si Giuseppina avait su se concilier les faveurs de Barezzi, le beau-père de Giuseppe, ce ne fut pas le cas des parents de Verdi. L’arrivée de la nouvelle femme fut un choc terrible pour la mère de Verdi traumatisée à jamais. La « scandaleuse » Giuseppina vit toutes les portes se fermer devant elle et vécut des années en butte à l’hostilité des habitants. Quasi cloîtrée, elle subit de cruelles avanies. Son grand homme voyageait, elle, vestale du foyer, subissait son sort comme un châtiment, jusqu’à ce que Verdi ulcéré par l’attitude de ses géniteurs ne les chasse de San Agata. Le couple alors s’y installa et Giuseppina, sans doute enceinte, fut débarrassée des « crétins » soit les Bussetains malveillants. Verdi avait retrouvé sa liberté, les difficultés s’aplanirent et la maison devint un havre de paix et de création pour le couple. Cela malgré les nombreuses absences du compositeur et le caractère atrabilaire de Verdi dont se plaignait Giuseppina. Il finit par épouser sa concubine en 1859 par souci de respectabilité, car il envisageait la députation et se devait d’avoir une vie irréprochable. Le fils de Giuseppina, Camillino, venait d’avoir 20 ans ce qui libérait les Verdi de toute responsabilité légale. Il mourut dans l’indigence peu après. Quelle fut la réaction de la mère ? Nul ne le sait.

Curieusement, une petite Maria Filomena âgée de 6 ans entra dans leur vie. Petite-cousine de Verdi, le couple l’adopta tout en tâchant de la rendre heureuse en veillant à son éducation jusqu’à son mariage. Giuseppina put ainsi donner libre cours à son sentiment maternel constamment contrarié. Les époux vécurent les saisons hivernales à Gênes mais Le goût de la terre inné chez l’enfant de Bussetto le poussait sans cesse vers sa propriété de San Agata. Giuseppina l’incita pourtant à présenter un nouvel opéra au théâtre de Saint Pétersboug qui le réclamait. La forza del destino entraîna les époux sur les chemins de Russie avant qu’ils ne regagnent leurs pénates au domaine de Sant’ Agata. Le couple semblait mener une vie paisible de riches propriétaires terriens entourés d’amis.

En apparence ! car les tribulations de Giuseppina n’étaient pas terminées. Elle dut affronter la nouvelle liaison de son époux avec Teresa Stoltz, jeune cantatrice douée dont il fut très épris. Plutôt que d’ignorer cette passion, l’épouse diplomate parvint à se faire une amie de Térésa et ils voguèrent ainsi, pendant quelques années, sur les flots agités d’un ménage à trois, jusqu’au départ de la belle Teresa. Dure épreuve pour Giuseppina profondément désillusionnée, mais elle trouva finalement une forme de sérénité auprès de son maestro adoré. Quand elle mourut en 1897, Teresa revint partager les dernières années de Verdi toujours amoureux. Ils accueillaient sa fille adoptive Filomena qui veilla tendrement sur lui jusqu’à sa mort en 1901. Le musicien en fit sa légataire universelle. 

Giuseppina et Giuseppe Verdi sont ensevelis tous les deux à la Maison de Repos de Milan qu’ils avaient fait construire pour les artistes vieillissants. Teresa quitta le pays dans l’indifférence hostile des habitués de Sant’ Agata. Aujourd’hui, le nom de Teresa Stolz n’est jamais mentionné lors des visites organisées sur les terres de Verdi. Tout se passe comme si son image ternissait l’aura et la mémoire des deux épouses officielles de Verdi : Margharita et Giuseppina dont les portraits sont seuls dignes de figurer auprès de ceux du grand homme.

Tant de femmes réelles et imaginées ont donc joué un rôle dans la vie et l’œuvre du génial Verdi. Au nombre de 59, les héroïnes inoubliables de ses opéras portent en elles une part du destin des femmes qu’il a connues et aimées. « Grazie maestro », chantent-elles pour toujours !
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