samedi 15 mars 2014

La France occupée pendant la Première Guerre mondiale

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Ce 11 février, la section orléanaise  de l’Association Guillaume Budé accueille « un enfant de Budé » comme le présente le Président Malissard. En effet, Philippe Nivet, le conférencier du jour, est le fils de notre vice-président Jean Nivet et, dans les classes préparatoires du lycée Pothier, il a eu comme professeurs l’autre vice-présidente Geneviève Dadou et le secrétaire Gérard Lauvergeon. Normalien, agrégé d’histoire, docteur en histoire contemporaine avec une thèse préparée sous la direction d’Antoine Prost sur le Conseil municipal de Paris de 1944 à 1977,  Philippe Nivet est vice-président de l’Université de Picardie Jules Verne et, entre autres ouvrages, a fait paraître « La France occupée, 1914-1918 » en 2011 chez Armand Colin. C’est le thème choisi pour cette conférence, fondée sur les témoignages et les récits des habitants.

La mémoire de cette occupation par l’armée impériale allemande s’est estompée dans le reste du pays derrière l’Occupation de la Seconde Guerre mondiale. Elle a pourtant concerné 10 départements totalement (Ardennes) ou partiellement occupés (voir carte) après la stabilisation du front. Le livre d’Annette Becker « Oubliés de la Grande Guerre » paru en 1998 constitue l’ouvrage pionnier pour l’étude de ces populations. Les travaux se sont alors développés à partir d’une énorme masse documentaire. Documents institutionnels comme les débats des conseils municipaux, les renseignements du ministère de l’Intérieur, les interrogatoires des « rapatriés », bouches inutiles, renvoyés par les Allemands via la Suisse et arrivant par Annemasse ou Evian. Ecrits privés, enrichis par la grande collecte des Archives de France  et qui restituent le vécu des habitants comme le Journal de Clémence Martin – Froment, « L’écrivain de Lubine » dans les Vosges ou celui, publié en 1997, du futur cardinal Yves Congar, alors enfant à Sedan. S’y ajoutent trois sources littéraires principales : Roland Dorgelès écrit « Le réveil des morts » en 1923, roman consacré à la reconstruction dans l’Aisne, Maxence Van der Mersch fait paraître en 1930 « Invasion 14 » où il évoque la vie dans un quartier de Roubaix, enfin Pierre Nord dans « Terre d’angoisse » de 1937 base son récit sur ses souvenirs d’adolescent pendant la guerre à Saint-Quentin.

S’appuyant sur ces témoignages et ces récits, Philippe Nivet explique que cette zone envahie, arrière–front allemand, est totalement coupée du reste de la France avec lequel la correspondance était interdite. D’où un sentiment d’isolement et de privation de nouvelles, notamment entre les soldats mobilisés et leur famille. Les communications de village à village nécessitent un laisser -passer et même les pigeons voyageurs de cette région colombophile ont été sacrifiés !

Toute cette zone fonctionne comme un territoire germanisé, ce qui rend la vie quotidienne difficile. L’importante présence allemande avec logement chez l’habitant, l’heure allemande imposée, le changement de nom des rues (à Vouziers, la rue Gambetta devient la Wilhelmstrasse), le culte protestant pratiqué dans les églises catholiques, les défilés et les concerts militaires, les portraits de l’empereur, les fêtes en son honneur, l’existence d’un journal allemand (La Gazette des Ardennes) alors que la presse locale est censurée, tout cela est dur à supporter. Il est interdit d’aider les prisonniers de guerre, Russes ou Roumains, exhibés pour manifester les succès militaires, de cacher des évadés. Geste de subordination, la population doit saluer les officiers.

L’économie est à la disposition des occupants qui mettent la zone en coupe réglée en réquisitionnant les matières premières, les machines dans les usines,  la production agricole pour alimenter un marché allemand astreint au blocus. Dès la fin de 1914, les pénuries alimentaires se font sentir, entraînant des maladies de carence. Les Etats-Unis et l’Espagne apporteront une aide humanitaire relayée par les Pays-Bas en 1917. Bien que la Convention de La Haye interdise d’imposer aux populations une contribution à l’effort de guerre de l’ennemi, le travail forcé est monnaie courante pour les hommes comme pour les femmes et même les adolescents (les « brassards rouges »). Des otages sont pris en cas d’attentats et la mort ou la déportation vers des camps punissent les résistants.

Le comportement des habitants vis-à-vis de l’occupant est variable, allant aux deux extrêmes, de la collaboration (dénonciations) à la résistance active. Des réseaux recueillent des renseignements militaires destinés à l’armée française ou britannique, aident à passer les lignes (par les Pays-Bas) pour s’engager contre l’Allemagne. Certains sont dirigés par des femmes comme celui, dans l’agglomération lilloise, de Louise de Bettignies, arrêtée à Tournai et décédée en déportation. L’hostilité à l’occupant s’exprime aussi par le refus du salut aux officiers  et, méthode originale, trois jeunes filles de Péronne s’habillent, le 14 juillet, l’une en  rouge, l’autre en blanc, la troisième en bleu pour se promener ensemble.

D’autres positions sont plus nuancées. Dans son journal, Clémence Martin –Froment reconnaît de la qualité à certains ennemis et même la possibilité de tisser des liens de camaraderie avec eux. D’ailleurs les Allemands ont publié son œuvre en en expurgeant les passages où elle dit que son cœur est purement français et où elle exprime ses critiques à leur égard. D’où, à la libération, sa traduction devant une Cour d’Assises qui l’acquitte. Les relations amoureuses n’ont pas manqué comme le relatent Van der Mersch et Dorgelès.

La sortie de l’occupation s’est faite de manière individuelle grâce aux « rapatriements » qui se sont accélérés au cours de la guerre mais qui ont toujours suscité des réticences car les hommes ne pouvaient y participer et à cause de la crainte du pillage des maisons abandonnées.

La fin de la guerre déchaîne l’enthousiasme comme à Lille, accompagnée des violences à l’encontre des « collaborateurs », notamment des femmes qui ont été tondues pour avoir fréquenté des ennemis comme le rapporte Simenon à Fumay. Mais la République victorieuse, doutant du comportement des populations durant quatre ans, installe une sorte de reconstruction morale en surveillant la correspondance des Lillois, en valorisant les résistants par la construction de monuments (à Lille, ceux dédiés aux quatre du réseau Jacquet, à Louise de Bettignies, aux pigeons voyageurs), en punissant les coupables d’intelligence avec l’ennemi, traduits en Conseil de guerre, certains fusillés, d’autres incarcérés, libérés par les Allemands en 1940 !

Philippe Nivet conclut  en soulignant que ces Français occupés ont connu une expérience de la guerre très différente de celle des autres. Leur vie a été plus rude, plus rude même que celle subie pendant la Seconde Guerre mondiale. Ils ont eu l’impression d’avoir fait preuve d’un grand patriotisme et ont trouvé, après 1919, insupportables les soupçons de compromission et le manque de compréhension de leurs épreuves. D’où un mouvement régionaliste qui s’exprime dans la reconstruction en style flamand, notamment de Bailleul, pour affirmer l’originalité des gens du Nord.

Dans la salle, les questions et les témoignages viennent surtout de personnes originaires du Nord, intéressées par cette conférence qui a fait avec une grande compétence le tour de la question tout en ouvrant les pistes littéraires chères à Budé. Des précisions sont apportées sur les perspectives allemandes d’annexion, inexistantes pour le Nord mais possibles pour certaines villes de l’Est. De même pour l’existence de camps de déportés dans les Vosges.
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