mardi 22 mars 2011

Explorer l'incertain par Marie-Claire Bancquart

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Professeur émérite à la Sorbonne, Marie-Claire Bancquart a travaillé particulièrement sur Maupassant, Anatole France, Jules Vallès et les surréalistes. Elle est aussi l’auteur de six romans. Mais, consciente des insuffisances de la prose rhétorique et de la prose romanesque, elle s’est investie essentiellement dans l’écriture poétique. C’est à ce titre qu’elle a été invitée par notre association, dans le cadre des rencontres avec des poètes que nous organisons depuis quelques années. Et Marie-Claire Bancquart a réagi de bonne grâce, et avec un remarquable dynamisme, aux questions que Franck Collin (faculté des Lettres d'Orléans) s’est chargé de lui poser au nom d’un auditoire nombreux et sympathiquement plus juvénile que nos auditoires habituels.


Invitée d’abord à commenter le titre de son dernier ouvrage (Explorer l’incertain) Marie-Claire Bancquart a présenté le langage poétique comme un instrument par lequel nous tentons de dévoiler ce qui reste mystérieux en nous et pour nous, un instrument par lequel nous explorons ce que nous nous sommes pas capables de discerner clairement soit dans notre vie (par exemple un amour naissant), soit dans notre corps (par exemple une maladie sourdement présente).

Plus proche de Plotin que de Platon, Marie-Claire Bancquart dit ne pas faire de différence entre l'âme et le corps, entre le raisonnement et la sensation. Elle perçoit l'univers comme quelque chose de continu dans quoi on doit se placer pour arriver à une véritable sensibilité poétique, permettant de retrouver la qualité même du vivant. D'où, pour elle, l'importance du corps, par lequel nous nous trouvons en communauté et en communication avec l'ensemble du monde vivant. D’où cette "poésie de l’intérieur du corps" et ces "petites choses" extérieures (arbres, bêtes, brins d’herbe ou détails d’une ville) ressenties comme de véritables "puits de mystère" qu’elle soumet à son examen et qu’elle s’efforce de mettre en relation avec l’ensemble de l’univers. Assez proche en cela de Spinoza, Marie-Claire Bancquart dit sentir en elle comme un "appel de l’organisme", un mouvement personnel qui la porte vers un mouvement universel. Sa poésie est une poésie qui s’interroge sur la vie, sur la mort, sur la mémoire, s’efforçant toujours d’aller "au plus profond du puits".

Marie-Claire Bancquart explique cette sensibilité particulière en partie par son enfance qui s'est développée dans la guerre et dans la maladie (victime d'une tuberculose osseuse, elle est restée, dans son enfance, immobilisée dans un plâtre pendant près de cinq années). Avoir la mort en regard lui a permis de donner à la vie ce prix dont beaucoup d'entre nous semblent ne pas avoir conscience.


En revanche, Marie-Claire Bancquart refuse l'idée qu'il y aurait une sensibilité particulière de la femme : lorsqu'elle écrit sur l'amour, la mort, le partage, elle n'a pas l'impression d'écrire "comme une femme". Certes, dans l'ordre ancien, les femmes se trouvaient reléguées au second rôle de muse, de confidente ou d'intendante ; mais les femmes de plume modernes s'affirment "poètes tout simplement", comme cela est apparu lors du 12e Printemps des poètes et dans la sélection de poèmes publiée à cette occasion sous le titre Couleurs Femmes.

Marie-Claire Bancquart revient ensuite sur ce qu’a été sa découverte de la poésie. Comme ce fut le cas pour la plupart des adolescents de sa génération, ses études secondaires ne lui ont présenté aucun poète postérieur à Apollinaire, sinon les "poètes de la Résistance" qui, pour être accessibles au plus grand nombre, pratiquaient une poésie assez traditionnelle, souvent médiocre. Après la guerre, alors qu’on assistait à un inquiétant déclin de la poésie, le structuralisme s’est engouffré dans ce vide, imposant une poésie jouant uniquement sur le langage, une poésie de pure recherche où l'écriture est seule avec l'écriture ; mais cette poésie stérilisée dans l’abstraction ne convenait en rien à la jeune adolescente de dix-huit ans qui a dû son ouverture à la poésie essentiellement à trois poètes : Michaux, Bonnefoy et Frénaud.

S'attardant sur ce dernier, Marie-Claire Bancquart explique pourquoi ses Rois Mages l'ont séduite : ce texte, écrit en 1941, prend certes place parmi les poèmes de la Résistance, mais d’une manière originale, avec une arrière-pensée, car André Frénaud se doutait que, même après la victoire souhaitée, il y aurait de grandes tristesses et de grands dangers; c'est pourquoi ses rois mages, en marchant vers l'Étoile, sentent qu'il vont échouer dans leur mission ; et pourtant quelque chose les pousse, le besoin vital de sentir les autres, la nature et les hommes.

Marie-Claire Bancquart se dit consciente que la véritable poésie, aujourd'hui, continue de susciter une certaine méfiance. Il suffit de rappeler quelle fut la réaction de nombreux enseignants lorsque les Planches courbes de Bonnefoy ont été inscrites au programme de la classe terminale littéraire : ils jugèrent presque impossible de présenter ce recueil à des élèves pour lesquels la poésie n'est qu'évocation d'un objet extérieur ou simple expression lyrique. Cette remarque offre l’occasion à Marie-Claire Bancquart d’insister sur le fait que l'ennemi de la poésie est la facilité, l'épanchement des états d'âme, la "bibine sentimentale", la "dégoulinade des bons et mauvais sentiments" et même la "poésie psychologique". Sans chercher la difficulté ou l'obscurité pour elle-même, elle conçoit la poésie avant tout comme un travail rigoureux sur le texte, sur la langue, sur les mots, sur leur étymologie (n'est-il pas fascinant que le mot "mot" et le mot "muet" se greffent sur une même racine "mu" désignant le son inarticulé ?). Ainsi le langage poétique procède-t-il par décalages volontaires par rapport à la langue commune, ce que Marie-Claire Bancquart appelle des "désobéissances".

Et notre invitée nous donne un exemple de son travail sur le langage avec le mot "énergumène", qu’elle a utilisé dans le titre de son recueil de l’année 2009 (Terre énergumène) : étymologiquement l’énergumène est "celui qui est sous l'influence d'un esprit mauvais" ; c'est aussi, au XIIIe siècle, l'hérétique ; mais, aujourd'hui, on peut appeler ainsi celui qui pense à côté de la pensée admise, celui qui a assez de force, d'énergie, pour donner l'exemple de la liberté de pensée. Et Franck Collin de faire remarquer que tout enseignant, aujourd'hui, se devrait d'être, en ce sens du moins, un énergumène…

Pour nourrir sa poésie, Marie-Claire Bancquart s'efforce de remonter aux origines non seulement des mots, mais aussi des idées et des thèmes. D'où son intérêt pour les mythologies grecque, latine ou chrétienne, où se trouve enfermée toute l'aventure humaine. Elle cite en exemple Virgile et sa sixième églogue, le livre premier des Métamorphoses d'Ovide avec la très belle légende de Phébus qui, devant Daphné métamorphosée en abrisseau, pose sa main sur le tronc et sent le coeur qui palpite encore sous l'écorce (positaque in stipite dextra / sentit adhuc trepidare nouo sub cortice pectus) ; elle cite aussi le dernier livre des mêmes Métamorphoses où s'expose la doctrine pythagoricienne et enfin, dans l'Odyssée, le passage où Ulysse reçoit de Tirésias l'ordre de partir vers l'inconnu, jusqu'à ce qu'il arrive dans une contrée dont les habitants ne sauront pas ce qu'est une rame : c'est cet Ulysse devenu malgré lui explorateur de l'incertain, cet Ulysse image de l’homme jeté malgré lui dans l’aventure de la vie, qui a inspiré aussi Jean-Pierre Siméon dans son Odyssée dernier chant.

Partant du titre Anamorphoses qu’elle a choisi pour l’un de ses recueils (celui de l’année 2002), Marie-Claire Bancquart va préciser encore ses idées sur la poésie. La poésie, dit-elle, c’est un "regard biaisant" que l’on porte sur les choses, de même qu’il faut regarder de biais les Ambassadeurs d’Holbein pour percevoir la tête de mort anamorphosée qui donne tout son sens au tableau. Et, en exemple, elle lit les vers qu’elle a écrits à partir du premier panneau de la Bataille de San Romano par Paolo Uccello, tableau sur lequel elle porte un regard très personnel et dans lequel elle s’autorise – parce que, dit-elle, elle en avait besoin – à introduire un lapin, animal qui, en fait, n’apparaît que dans le troisième panneau de la Bataille, celui qui est conservé à Florence).

Bien que Marie-Claire Bancquart ne se rattache à aucune philosophie, à aucune religion, elle reconnaît que sa poésie est du domaine du sacré par les questions qu'elle pose : vers quoi allons-nous ? qu'est-ce que la mort ? quelle est cette énergie qui traverse l'univers ? L'essentiel, dans ce domaine, est, dit-elle, de ne jamais avoir le sentiment que l'on possède une vérité une fois pour toutes, mais d’être conscient que ces problèmes ne trouveront jamais leur solution, du moins dans notre état de vie actuel.

Une lecture par Marie-Claire Bancquart d’extraits de son poème Babel a clos ces échanges passionnants, auxquels s’est ajoutée pour finir une remarque du mari de notre invitée, le musicien Alain Bancquart, qui a esquissé une comparaison entre le travail d’écriture du poète et le travail du compositeur, soulignant malicieusement combien la composition musicale est plus longue et plus astreignante encore que la composition poétique…

Vous pouvez écouter cette conférence et voir quelques photos de cet événement sur notre site.
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