mercredi 20 janvier 2016

"Guillaume-Budé-Orléans" se souvient de Michel Tournier

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Michel Tournier est mort le 18 janvier 2016. Nous l’avions reçu le mercredi 16 mars 1994 et un public nombreux était venu l’écouter et dialoguer avec lui.

Ce jour-là, il avait commencé par nous expliquer comment, dans la solitude de son presbytère de Choisel, tel un artisan dans son atelier, il façonnait ses textes avec lenteur et patience. Puis il avait surtout parlé des contes, affirmant que le conte était pour lui un genre littéraire majeur. Il alla même jusqu'à provoquer son public en affirmant avec force qu'il tenait Le Chat botté ou Peau d'âne pour  d'immense chefs-d'œuvre, à l'égal des œuvres de Racine ou de Shakespeare !

Pour vous convaincre, il avait rappelé que l'origine du conte se perdait dans la nuit des temps et que le genre était toujours vivant : paraboles des Évangiles, histoires des Mille et une Nuits, contes de fées du XVIIe siècle, contes de l'hassidisme polonais du XVIIIe, contes fantastiques du XIXe, œuvres de science-fiction modernes comme Le Cerveau du nabab de Curt Siodmak… Puis il nous avait dit pourquoi il mettait  le conte au-dessus de la fable et de la nouvelle : alors que la fable introduit une morale totalement transparente, alors que la nouvelle reste opaque pour son lecteur parce qu'elle n'introduit en fait aucune idée, le conte, lui, est seulement translucide, dans la mesure où celui qui l'écoute sent bien que son épaisseur glauque dissimule un sens qu'il doit établir lui-même.

Et Michel Tournier de montrer, à partir de l'exemple de Barbe-Bleue, que ces histoires absurdes, irrationnelles, font appel à des réminiscences enfouies dans l'inconscient collectif, que les grands mythes s'y retrouvent en quelque sorte miniaturisés. "Anne, ma sœur Anne, ne vois-tu rien venir ?" – le plus beau cri de toute la littérature –  a la même force que le sanglot d'Emma Bovary dans sa maison de Tostes, que l'attente de Dieu dans Godot, que le cri de Jésus sur la Croix…

Pour terminer, Michel Tournier nous avait proposé l'exemple de deux de ses propres contes : La légende de la peinture et Amandine ou les deux jardins. Il avait montré que, dans les deux cas, le récit possède des richesses sous-jacentes et a donc pour vertu de solliciter de multiples interprétations. Le premier conte – l'histoire d'un peintre chinois en rivalité avec un peintre grec –  suggère qu'une œuvre dans laquelle celui qui la contemple peut se voir est supérieure à la même oeuvre d'où l'homme est absent; mais on peut lui trouver bien d'autres sens… Dans le second conte – l'histoire d'une petite fille qui découvre, derrière le mur de son jardin bien propre et bien peigné, un autre jardin négligé et en friches – les lecteurs ont pu percevoir une foule de significations diverses : crise de la puberté, libération de la femme, passage du socialisme au capitalisme, passage de la physique à la métaphysique, etc. 

Et Michel Tournier d'affirmer que la supériorité du conte sur les autres genres littéraires s'explique par le fait que, dans les contes,  "la parole est moitié à celuy qui parle, moitié à celuy qui l'escoute" (la formule est de Montaigne, III,13). Car, d'une manière générale, la valeur d'une œuvre consiste à rendre créateur celui qui la reçoit.

Michel Tournier n'est plus, mais nous nous souvenons encore de la belle leçon qu'il nous avait donnée ce jour-là, il y a plus de vingt ans…
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1 commentaire:

  1. Merci Jean de nous rappeler la présence éloquente de Michel Tournier. Sa conférence fut l'une des premières à laquelle j'ai assisté en tant que néo-Budiste. "Le roi des Aulnes " et "Les Météores " restent des romans bien ancrés dans ma mémoire. Merveilleux conteur !

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