mercredi 2 mars 2011

Peut-on encore vivre heureux dans la société numérique ? par Yann Padova

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La séance du jeudi 10 février a été consacrée à un sujet de société très actuel posé sous la forme d’une question déterminante:
Peut-on encore vivre heureux dans la société numérique ?
Notre invité était:
Yann PADOVA, secrétaire général 
de la Commission Nationale de l’Informatique et des Libertés

En présentant le conférencier, intervenant à l’ENA et à l’École Nationale de la Magistrature, Alain MALISSARD a tenu à souligner la nouveauté d’un tel sujet qui fait appel à une technologie de pointe et qui, en même temps, montre la permanence de l’esprit budiste, puisque notre Père Fondateur, philologue et helléniste s’est fait connaître par le De Asse, un ouvrage en latin de réflexions morales et politiques à partir de problèmes monétaires.

À une telle question, quelque peu provocatrice, certains esprits chagrins répondront par la négative, mais à l’inverse beaucoup considéreront que cette société numérique apporte le bonheur. Internet n’est-il pas une promesse de partage, de croyance en une convergence entre progrès moral et progrès technique ? Le droit au bonheur, inscrit déjà dans la Déclaration de 1789 n’est-il pas de nos jours imprescriptible ? C’est en effet sur cette notion de valorisation du bonheur que notre conférencier a commencé son analyse de la société contemporaine, caractérisée par la conjonction de trois phénomènes :
  • le besoin primordial de sécurité (conséquence immédiate de l’Attentat du 11 septembre 2001) avec une multiplicité des garanties,
  • le développement très rapide des technologies, lequel a créé une “société de surveillance”, avec une multiplicité de contrôles officiels et privés,
  • la présence d’une menace réelle, proliférante sur le bonheur individuel — ou tout au moins sur notre domaine personnel.
Et c’est bien pour protéger la vie privée des personnes, laquelle risquerait de devenir “un espace en voie de disparition” — qu’a été créée la CNIL, par la Loi du 6 janvier 1978 relative à l’informatique et aux fichiers. Cet organisme de régulation est, du point de vue juridique, une A.A.I, c’est-à-dire une autorité administrative indépendante. Il a vu le jour à la suite d’une levée de boucliers causée en 1974 par le projet SAFARI (Système automatisé pour les fichiers administratifs et le répertoire des individus), où, à l’aide du simple numéro de Sécurité Sociale, interconnecté à toutes sortes de dossiers, il était possible de “ficher” tous les Français. On a cru voir le spectre de Big Brother se profiler à l’horizon…

Yann Padova nous propose alors une analyse des risques. Le premier est contenu dans l’allégorie de George Orwell qui évoque à la fois un État omnipotent qui contrôle tout et un État inquisiteur qui veut tout savoir du citoyen, lequel devient totalement transparent dans les régimes totalitaires. On pense aussitôt à la création récente (le 20 juillet 2008) du fichier “Edwige” ou “exploitation documentaire et valorisation de l’information générale”, qui a soulevé un véritable scandale, faisant écho à celui causé par le décret de 1990 réorganisant le service des Renseignements Généraux. Un autre risque consiste en ce qu’on peut appeler l’“irrationnel irrécupérable” : le meilleur exemple est l’existence du STIC (système de traitement des infractions constatées) qui est une base de données interconnectant tous les fichiers de police que la Préfecture a le droit de consulter lors du recrutement de personnel ; étant donné que l’informatique conserve la mémoire de toute affaire, même classée depuis longtemps, elle fonctionne comme “un mécanisme à produire de l’exclusion”.

Yann Padova, abordant un second point de son propos, nous montre que Big Brother n’est pas seul. Il y a un autre danger, plus insidieux appelé “Little Sister” : ce terme désigne “le développement et la multiplication non coordonnés des systèmes d’information collectant des données sur des personnes dont la synergie pourrait conduire à une certaine forme de surveillance, donc de restriction des libertés individuelles. ”Il faut prendre en compte, en plus des données objectives des papiers d’identité, de celles circulant sur les multiples réseaux sociaux tissés sur le web, lesquelles créent parallèlement une société de “sous-veillance”.

Il passe ensuite en revue les principales techniques : la vidéo-surveillance (sur la voie publique comme dans l’usage privé), la géo-localisation (qui va du GPS à la filature policière), la biométrie ou l’identification d’un individu par une partie du corps (la plus “pointue” étant la reconnaissance faciale). Certains aspects du progrès technologique ne laissent pas d’être inquiétants, comme la vidéo-surveillance dite comportementale (capable de débusquer dans un groupe les attitudes bizarres ou “comportements erratiques”) Notre conférencier dénombre trois phénomènes préoccupants : la concentration (par exemple dans les aéroports où l’on multiplie les caméras et scanners), la “dilation” (en quelque sorte une expansion incontrôlée, du fait que, les serveurs étant “externalisés”, les informations sont non localisables et irréparables), la miniaturisation, phénomène le plus dangereux, car avec les nanotechnologies, se profile à plus ou moins long terme le risque du “clonage mental”, nous privant de la pensée originale et du secret…

Mais il y a un risque immédiat presque aussi grave, celui du “traçage” de la personne : peut-on être heureux quand on est “tracé” ? (La “traçabilité” a été inventée pour les poulets, pas pour les hommes !”) Si le traçage dans l’espace peut avoir une certaine utilité, en revanche le traçage dans le temps pose actuellement un problème extrêmement grave : toute information, une fois livrée, est irrécupérable ; la durée de conservation est illimitée. Aussi l’individu est-il sclérosé, figé, sinon pour l’éternité, au moins pour la vie. Or il se construit grâce à l’oubli ; il a donc le droit à l’oubli, un droit aujourd’hui menacé.

Yann Padova aborde alors la conclusion en reposant la question initiale sous une forme plus positive (et plus cinématographique !) : comment “sauver le soldat bonheur “dans cette société numérique ?

À l’échelle du citoyen, tout simplement en faisant connaître le rôle de la CNIL, et en faisant appel à elle, lorsqu’il y a atteinte évidente aux libertés. Son rôle est d’ailleurs de plus en plus reconnu, ne serait-ce que par le nombre de dossiers traités. Le travail pédagogique est développé, notamment par un partenariat avec la presse spécialisée à destination des jeunes ; récemment a été édité un Guide pour les enseignants du second degré. Dans un autre domaine, la CNIL a obtenu que dans tout document filmé ou vidéo, les visages soient floutés. Elle a l’ambition de jouer un rôle préventif et curatif, et à ce sujet d’être le “nettoyeur du net”. À la différence des USA, où les données sur la personne sont considérées comme un bien marchand, en France, la protection est liée à la dignité de la personne ; à la société de contrats, nous opposons une société de valeurs.

Ces dernières constatations, après les inquiétudes réelles devant le futur des techniques de pointe au service non du Grand Frère mais des Petites Sœurs nous donne quelque espoir…
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